Par Habib Kazdaghli – Dans ses souvenirs, feu Sliman Ben Sliman (1905-1986), faisant le bilan du premier semestre 1947, compte deux types d’événements importants. Les premiers sont d’ordre public, tendus et méritant efforts et attention. Comme exemples, il cite les incidents suite au changement du mufti, l’arrivée d’un nouveau Résident général, la célébration du deuxième anniversaire de la création de la Ligue arabe, la grève et le deuil public à l’occasion de la commémoration de l’instauration du Protectorat, de la déposition de Moncef Bey. Passant au second type d’événements, tout à fait à l’opposé des premiers, il écrit qu’ils sont marqués par «la détente du mois du Ramadan, dont le début avait coïncidé avec la mi-juillet. Je venais de me marier avec Zohra Ouali. Je passais le mois de Ramadan et les premiers jours du mariage à Zaghouan».
Sliman Ben Sliman se marie le 4 mai 1947 avec Zohra (Fatma) Ouali, qui vient de nous quitter le 30 juillet dernier à l’âge de 93 ans. La dernière parmi les pionnières du féminisme tunisien, Mme Ben Sliman est née en 1931, elle a eu une vie riche en événements, à la fois heureux et compliqués au niveau personnel et au niveau public. Son père, Gassem Ouali, est originaire de la ville de Zaghouan, qu’il a quittée pour s’installer à Tunis au début des années trente pour exercer le métier d’agent sanitaire assermenté au service d’hygiène de la Ville de Tunis dépendant de la municipalité de la même ville.
Epouse du Dr Sliman Ben Sliman et militante féministe
D’abord, elle fut l’infatigable compagne du grand militant, constituant un couple moderne qui partageait, au jour le jour, les aléas d’une vie digne, sereine mais qui n’a pas été toujours de tout repos. Ils ont eu à éduquer nos trois amis: Moncef (né en 1948), Hatem (né en 1951) et Skander (né en 1953). Comme ce fut le cas pour beaucoup d’épouses de militants destouriens et, surtout, communistes, Zohra est «encouragée» à entrer dans la vie publique, notamment en intégrant les associations féministes. Dynamique et instruite, elle va être active dans l’Union des femmes de Tunisie (UFT), proche du parti communiste tunisien. Dès 1951, elle intègre le Bureau de l’UFT aux côtés de la présidente et fondatrice de l’organisation, Charlotte Joulain, qui partageait son rôle de présidente avec deux non-communistes, Gmar El-Bahri et Nabiha Ben Miled. Le même Bureau, élu en 1951, était également composé de Louise Lederlé, Fatma Ben Brahim et Cherifa Saadaoui pour la vice-présidence et Delila Majaji au secrétariat général, ainsi que de Gladys Adda, Ouassila Jaballah, Julia Lebas, Jamila Meddeb et Monjia Mouldi comme membres.En plus de son action à l’intérieur du pays, on lui confia rapidement la mission de représenter l’UFT à l’étranger. C’est ainsi qu’elle passe parfois des semaines, dans des pays lointains. En effet, l’UFT sera présente dans tous les combats anticolonistes à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Avec Suzanne Abita, Cherifa Saadaoui et d’autres femmes, Zohra assiste à Berlin, en février 1951, au congrès de la Fédération démocratique internationale des femmes (Fdif). Elle s’envole ensuite pour la Corée, en pleine guerre, comme membre d’une délégation d’enquête dépêchée par la Fdif. En novembre 1950, l’UFT envoie une délégation au secours des femmes dont les maris menaient au domaine d’Enfidha la première grande grève des ouvriers agricoles depuis le 26 octobre. Au début du mois de février 1952, suite à l’horrible ratissage du Cap Bon (fin janvier) conduit par le sinistre Garbay, une délégation est dépêchée par l’UFT sur les lieux pour constater les viols et sévices subis par les femmes du Cap Bon, et notamment à Tazerka, et alerter l’opinion sur ces crimes.
Des participations et des expériences de terrain qui ne manquent pas de renforcer des liens de camaraderie avec son époux et son engagement pour la cause des femmes victimes de la guerre et de l’oppression coloniale.
Le féminisme de la période coloniale
Dans sa thèse sur les militantes communistes en Tunisie, Elise Abassade insère une photo, prise sans doute au début des années 1950, où figurent quatre dirigeantes de l’UFT : Sofia Zouiten, Zohra Ben Slimane, Neila Haddad et Gladys Adda. Elle témoigne de cette complicité et d’un type particulier de féminisme qui va naître en plein combat anticolonial et pour l’indépendance de la Tunisie.Zohra Ben Sliman a fréquenté le lycée tout comme une partie de ses copines membres du Bureau de l’UFT, mais l’organisation féminine était un véritable foyer de brassage entre femmes appartenant à divers milieux sociaux et diverses communautés ethniques et traditions religieuses présentes à l’époque dans le pays. Zohra allait côtoyer la chrétienne Charlotte Joulain, engagée durant des années dans le mouvement féministe par fidélité à son fils Michel, mort en participant à la libération de Paris en août 1944, des femmes communistes d’origine juive (Gladys Adda, Beatrice Slama, Vera Belaiche, etc.) ainsi que plusieurs femmes musulmanes, comme en témoigne monsieur Khlil Zouiten dans un post publié à la suite du décès de Zohra Ben Sliman. Il évoque sa maman «Soufia Ben Abdallah, ép. Ahmed Zouiten, mes tantes Hayet Ben Abdallah, ép. Dr M’hamed Ben Salah et Nabiha Ben Abdallah ép. Dr Ahmed Ben Miled». Monsieur Zouiten relève avec regret qu’«il n’y a presque plus personne qui connaît le nom de ces femmes qui, avant l’indépendance, ont milité pour l’émancipation de la femme tunisienne. Leur association a été dissoute en 1962 par le président Bourguiba, car jugée trop à gauche, préférant une seule association inféodée au parti unique».
Les heures difficiles du mouvement féministe indépendant
La Tunisie va être, dès les premiers mois de son indépendance, à l’avant-garde d’une avancée juridique en matière d’émancipation de la femme, grâce à la promulgation, le 13 août 1956, du Code du statut personnel; mais le nouveau pouvoir ne voulait pas compter sur les organisations féminines pouvant réclamer une certaine autonomie. C’est l’heure de la mise en place d’une nouvelle organisation féminine, en dehors des deux organisations existantes : l’Union des femmes musulmanes, dirigée par Bchira Ben Mrad, et l’Union des femmes de Tunisie proche des communistes.Comme le note notre chère regrettée collègue Ilhem Marzouki: «De fait, entre 1956 et 1959, l’UFT, bien que toujours présente sur la scène, allait se voir dans l’obligation de diminuer ses activités, ses contacts, ses manifestations. Plus aucune autorisation ne lui était délivrée….Puis on opta pour la dissuasion individuelle. Les dirigeantes étaient personnellement interpellées par les services de sécurité et faisaient l’objet d’interrogatoires durant plusieurs heures». L’UFT ne va pouvoir mener des actions que lors des grands événements : soutien au vote des femmes en 1957 et en 1959, solidarité avec les femmes algériennes à travers la collecte de vêtements et soutien aux orphelins des martyrs…La dernière action qui sera menée par l’UFT aura lieu pendant la bataille de Bizerte en été 1961. Tout en contribuant à ces luttes, Zohra devait trouver un travail pour contribuer aux dépenses de la famille. Notre ami Moncef confirme avoir trouvé des traces de ses activités comme enquêtrice, sous la direction de Paul Sebag dans son étude sur les quartiers de Saïda Manoubia et Mellassine à la fin des années cinquante. Elle intègre la fonction publique en tant qu’assistante sociale pour s’occuper du secteur des enfants. L’une des dernières missions dont elle fut chargée avant son départ à la retraite était le suivi et l’assistance aux orphelins des familles palestiniennes, après leur sortie de Beyrouth en 1982 et leur installation en Tunisie.
Aux côtés de son époux dans ses «démêlés» au lendemain de l’indépendance
La lecture des Souvenirs et du Journal du Dr Ben Sliman nous renseigne largement sur la place centrale occupée par son épouse Zohra dans la famille et auprès de lui, dont la santé était fragile en raison de son long séjour en prison (1938-1943). Elle est également présente lors ses rencontres avec le président Bourguiba. Elle l’avait accompagné lors de toutes les invitations qu’il avait reçues dès les premiers mois de l’indépendance. Ainsi, elle l’a accompagné, le 9 novembre 1956, lorsqu’il a été invité à déjeuner. Elle était encore à ses côtés, probablement au début de juillet (1959), lorsqu’il a «reçu une invitation à déjeuner de Bourguiba. Je m’y rendis avec Zohra, ma femme. Après le repas, nous nous installâmes dans le salon de la résidence du 1er Juin, près du Belvédère à Tunis». Nous savons que c’est au cours de cette rencontre que Bourguiba avait fait la proposition à son hôte de faire partie d’une liste de candidats aux élections législatives de novembre 1959. Ben Sliman, «refuse de donner sa réponse définitive avant de discuter avec (ses) amis communistes. Car, dit-il, «c’est avec eux que j’ai travaillé depuis mon exclusion du parti destourien» (mars 1950).
C’est avec les communistes qu’il fonde et dirige, entre 1960 et 1962, le premier journal progressiste indépendant La Tribune du Progrès, qui sera suspendu tout comme le journal en langue arabe Attalia, en décembre 1962 par le pouvoir, après la découverte d’une tentative de coup d’Etat visant le président Bourguiba. Suite à cette « affaire », le Dr Ben Sliman écrit dans son journal: «Je suis convoqué pour comparaître le 29 Janvier 1963 à 10 heures du matin devant la Chambre correctionnelle du Tribunal de première instance de Tunis… Je me rendis au Palais de Justice, accompagné de Zohra, ma femme. Me Nisard, avocat, ancien dirigeant du Parti communiste tunisien était là».Un autre événement, plus heureux cette fois-ci, va se passer l’été 1973 dans leur maison de vacances à La Marsa : il est revenu à Zohra de préparer les détails de la visite que va lui rendre le Président Bouguiba à l’occasion d’une cérémonie de remise d’une décoration au Dr Ben Sliman qui y sera organisée.
Depuis le début de cette année 2024, nous avons, malheureusement, vu partir trois pionnières du mouvement féministe progressiste: Cherifa Saadaoui (1929-2024), Gilda Khiari (1928-2024) et maintenant Zohra Ben Sliman. Le parcours de ces trois dirigeantes de l’Union des femmes de Tunisie (UFT) a été salué avec fierté et reconnaissance par l’Association tunisienne des femmes démocrates (Atfd) qui se veut la continuatrice, dans le nouveau contexte de la Tunisie d’aujourd’hui, des luttes féministes menées par ces femmes.
Habib Kazdaghli
Historien universitaire