DANS L’ENTRE-DEUX DESTOURO- COMMUNISTE (1925 – 1975)
En cette journée printanière de 1986, une foule d’un millier de personnes, dont quelques agents de la police politique, s’est regroupée au cimetière du Djellaz pour un dernier adieu au Dr Slimane Ben Slimane.
Commentant l’événement, l’historienne Sophie Bessis écrit « il n’est pas sûr que les jeunes Tunisiens aient en mémoire le nom de l’homme qui s’est éteint au matin du 24 février à plus de quatre-vingts ans… le Docteur Slimane Ben Slimane a pourtant consacré la majeure partie de sa vie à défendre son pays et l’idée qu’il s’en faisait ».
Pourtant, l’histoire officielle et les hagiographes de H. Bourguiba n’avaient pas ménagé leurs efforts pour jeter dans les oubliettes. Le combat cet homme qui fut un historique du Néo-Destour , un Zaïm au vrai sens du mot; un des premiers défenseurs d’une Tunisie démocratique et des mouvements de libération algériens et vietnamiens.
Ceux qui avaient connu S. Ben Slimane ou entendu parler de lui, avaient été frappés par la personnalité et la singularité de l’homme que professeur Raouf Hamza, spécialiste du mouvement national, décrit en ces termes : « cet homme de rigueur et de courage qui suscitait l’agacement des uns et l’admiration des autres mais qui en imposait à tous… Cet homme d’une rare fidélité à ses convictions et à ses choix et d’une constante intransigeance dans son refus des compromissions et des faux semblants… »[1]
LES ‘’SOUVENIRS POLITIQUES’’[2] : UN TEMOIGNAGE ET UNE AUTO-ANALYSE
Si aujourd’hui, le voile est levé[3] sur la figure de S. Ben Slimane et son rôle dans la lutte pour l’indépendance et dans le mouvement progressiste et démocratique tunisien, cela revient pour
l’essentiel à la publication en 1989 de ses ‘’Souvenirs politiques’’, trois années après son décès.
L’ouvrage dès sa parution intéressa politiciens, journalistes et chercheurs universitaires. Il suscita débats et polémiques aboutissant à des procès.
Dés lors d’une question vient à l’esprit : qu’est-ce qui dérange dans ce livre ? Pourquoi tant de réactions aussi diverses que contradictoires, allant de l’adhésion et l’enthousiasme à la désapprobation et même la dénonciation.
La réponse à cette question est à rechercher dans la nature même du document et des conditions particulières qui ont entouré sa rédaction.
Nous savons que c’est sur l’insistance de quelques rares amis et de la famille proche que S. Ben Slimane s’est attelé entre 1969 et 1973 à consigner par écrit ses souvenirs politiques.
Tous les matins et durant une heure ou deux, le Docteur S. Ben Slimane prenait son petit carnet pour rédiger quelques notes. Chaque carnet était par la suite confié à l’un de ses enfants ou à ceux de ces amis, la famille Adda, pour en faire une copie manuscrite laquelle est cachée dans un coin discret et connu par lui seulement. Toutes ces précautions étaient motivées par la peur de voir la police politique faire connaissance de l’existence du document et débarquer pour le saisir.
En réalité, au fond de lui-même, S. Ben Slimane n’avait jamais pensé que ces ‘’souvenirs ‘’ rédigés dans le secret seront, un jour publiés et lus par un large public[4].
Les conditions exceptionnelles de la rédaction des souvenirs en ont fait un récit qui frappe par la sincérité, la spontanéité et la fraîcheur du propos. C’est un écrit sans fards sur le mouvement national et ses hommes de premier plan, en même temps qu’une mise à nu, sincère et sans concession de S. Ben Slimane par lui-même ses joies, ses tourments, ses enjeux et ses interrogations : de vraies confessions sans fard et sans artifice.
C’est donc sa qualité de regard sur soi et sur les autres avec l’idée qu’il n’y aura probablement jamais un regard extérieur qui fait des mémoires de S. Ben Slimane un référant pertinent pour une analyse de sa personnalité comme de son itinéraire politique original.
Dans ce cadre, une dimension retient tout particulièrement l’attention, c’est le positionnement intellectuel et idéologique de l’auteur dans le champ du nationalisme et du progressisme. Souvent questionné à propos de son appartenance politique, S. Ben Slimane aimait répondre : « je suis un destourien, mais je suis aussi compagnon de route des communistes ».
Ce profil idéologique très rare à l’époque à rencontrer chez les militants et dirigeants nationalistes tunisiens et même maghrébins ; ce profil est le résultat d’une construction identitaire de S. Ben Slimane où interviennent des facteurs, aussi bien objectifs liés, au contexte historique, (colonisation et début de l’indépendance) que des facteurs subjectifs (origine sociale, études, amitiés, etc…).
Nous verrons que dans le processus de sa construction identitaire le Dr S. Ben Slimane, eut une longue lutte pour relever trois défis: la réussite universitaire ; une concordance entre éthique et politique et une solidarité agissante avec les opprimés.
LES ETUDES : UN DEFI TOUJOURS A RELEVER
Le Docteur Slimane Ben Slimane est né le 13 février 1905 dans le village de Zaghouan. Fils d’un petit épicier alphabète, il a dû batailler pour que son père se décide à l’inscrire à l’école primaire, « l’école des infidèles », et non à l’école coranique.
Habitant le quartier déclassé du village, « Hofret Trabelsya », il poursuit ses premières années d’études avec pour seul soutien « une mida (table basse traditionnelle) et une bougie ».
A la fin des études primaires, il doit faire face à une déception : il échoue au concours d’entrée au collège Alaoui et doit renoncer ainsi à s’inscrire au Collège Sadiki, faute de possibilité d’hébergement à Tunis. De retour à Zaghouan, il travaillera entre autre dans une minoterie et aux abattoirs. Il ne passera le concours d’entrée au collège Sadiki que l’année suivante pour être admis enfin comme interne.
Pour faire face aux difficultés matérielles de la famille et assurer en partie les frais de ses études secondaires à Tunis, S. Ben Slimane s’est engagé comme interprète au Contrôle civil de Zaghouan pendant les grandes vacances, ce qui lui rapporte quelques subsides pendant ses années de lycée. Sa participation aux mouvements de protestation des élèves de Sadiki contre l’administration française entrainera automatiquement la fin de son contrat de travail. Ainsi les moyens matériels manquaient et seule la volonté de Ben Slimane et l’argent qui lui procurait son frère ainé Ali autant que possible, avaient évité à S. Ben Slimane l’abandon de ses études.
Après des études secondaires mouvementées au collège Sadiki, S. Ben Slimane partait en 1925 en France. Il y préparait et obtenait son Baccalauréat en Mathématiques en 1927 tout en travaillant comme surveillant d’internat.
Il choisit de suivre des études de médicine – non pas pour les avantages sociaux et matériels que le métier de médecin procure – mais pour avoir la liberté de militer et la possibilité à la fin d’exercer son métier partout et en tout temps en cas de répression.
La course d’obstacles qu’avaient représentée les études pour S. Ben Slimane, était sans répit. Ayant participé à des actions de protestation d’étudiants étrangers à Paris, il était renvoyé de la Cité universitaire du Boulevard Jourdan en novembre 1930. Il s’est adressé alors à « l’Association des Etudiants Musulmans Nord-Africains » pour une aide financière.
Des origines villageoises modestes et une lutte acharnée pour poursuivre et réussir ses études contre vent et marées, avaient largement contribué à forger le caractère de S. Ben Slimane et à configurer le noyau dur de son identité personnelle.
Son enfance et sa jeunesse s’étaient déroulées dans un constant face à face avec le conservatisme social et les croyances populaires.
Très tôt il avait adopté un mode d’être et de penser basé sur deux principes : l’insoumission et la liberté.
Dans la vie quotidienne et dans ses rapports personnels d’ordre amical ou politique, S. Ben Slimane était connu par sa rectitude et sa façon de ne jamais se compromettre pour répondre aux sollicitations ou se conformer aux us et coutumes et bonnes manières. Son attitude est mûe par le désir d’agir en adéquation totale entre, ce qu’il est ce qu’il pense et ce qu’il fait.
C’est ce désir de ne pas suivre les chemins battus qui avait fait de S. Ben Slimane une personnalité singulière, un citoyen à part entière d’une trempe particulière.
Ces traits de l’identité individuelle de S. Ben Slimane, l’insoumission et la liberté, allaient jouer un grand rôle dans son itinéraire politique et ses décisions dans les moments critiques.
UNE ENTREE EN POLITIQUE PAR L’AFFECTIF
L’engouement de S. Ben Slimane pour la politique et son nationalisme n’étaient pas le fruit d’une adhésion d’ordre intellectuel, la réflexion et l’adoption du programme politique d’un parti.
Tel qu’il nous est rapporté dans « les souvenirs politiques », l’éveil de la fibre nationaliste du jeune Ben Slimane était d’abord provoqué par son instituteur: « En plus de la haine du colonisateur, les premières semences politiques que je recevais datais de mon enfance. Elles m’ont été inculquées par notre instituteur d’arabe, Si Hamouda Fénira, originaire de Turki près de Grombalia. Il avait suivi les cours d’histoire de Béchir Sfar à la Khaldounia et, de temps en temps, il nous apportait son registre de notes et nous en lisait quelques chapitres. ».
Le second événement qui allait pousser S. Ben Slimane à une adhésion militante et partisane dans la lutte pour l’indépendance, fut ce jour de l’été 1934, où il assista à un discours de H. Bourguiba « Et voilà qu’un homme frappe la chronique, dérange les habitudes, brouille les cartes, bafoue les règles du jeu et les règles tout court, brocarder les Establishment, nargue les bien-pensants, fait tomber les masques et les faux semblants, fait éclater les contradictions… le Destour… et puis, surtout, n’hésite pas à parcourir le pays, à prononcer discours sur discours à enflammer les foules et à défier la France »[5].
S. Sen Slimane était fortement impressionné et proprement subjugué pas les qualités d’orateur de ce jeune Zaïm, son argumentation et son charisme. C’est un choc émotionnel qu’éprouvait S. Ben Slimane ce jour-là, il avait du mal à retenir ses larmes en écoutant cette voix frissonnante et incisive.
LE CONTEXTE DE LA DECENNIE 1920 – 1930
Cette configuration particulière de l’identité de S. Ben Slimane allait interagir avec le contexte historique et socio-politique de la première moitié du 20ème siècle et participer pleinement à son positionnement idéologique » nationaliste, progressiste et compagnon de route des communistes ».
Au cours de ces trente premières années du siècle passé, S. Ben Slimane assistait aux soubresauts d’une Tunisie et qui étaient marquées par de grands bouleversements sociaux et économiques. Les ouvriers tunisiens étaient de plus en plus nombreux dans tous les secteurs de l’industrie, des mines et du transport. Outre les mutations de la société tunisienne, une crise économique sévissait, touchait essentiellement les classes défavorisées»[6].
La situation en Tunisie des années 1930 connaissait une détérioration défavorable. Frappé de plein fouet par la crise mondiale de 1929, le peuple tunisien subissait une précarisation économique insupportable. Des paysans ruinés envahissaient les bidonvilles à la périphérie de la capitale à la recherche d’un emploi inexistant. Des artisans dans la médina appauvris suite à la concurrence des produits importés de la métropole coloniale. Une misère palpable, à tous les niveaux des classes ouvrières et paysannes.
De plus le comportement des autorités françaises et des représentants du Protectorat au cours de ces années 30 se distinguaient par une campagne agressive contre l’identité nationale du peuple tunisien : par l’organisation du Congrès Eucharistique à Carthage le 6 Mai 1930 et du cinquantenaire du Protectorat Français en Tunisie le 12 Mai 1931.
« … sinistre vieillard…le Cheikh Thaâlbi et le Vieux-Destour entraient à Mateur escortés par la gendarmerie armée de ses mousquetons. La force armée imposait aux Tunisiens les hommes qui prétendent travailler pour l’indépendance de la Tunisie… » (Extrait de « Souvenirs politiques » du Dr Slimane Ben Slimane) |
Dans les rangs des destouriens, cette situation et acharnement du Protectorat, eut pour résultat l’émergence d’un groupe de jeunes militants nationalistes plus agressifs de plus en plus critiques envers le vieux Destour et sa classe dirigeante.
En 1925 S. Ben Slimane débarquait en France. Du côté de la Métropole, la classe politique s’intéressait aux bouleversements que connaissait la situation internationale. Cette dernière était marquée par l’apparition d’une nouvelle entité géo-politique, suite à la révolution bolchévique, l’Union soviétique qui allait susciter la sympathie et les espoirs des militants nationalistes et dans les rangs de l’émigration.
Ce nouveau courant de sympathie, entre nationaliste et communiste était sans doute motivé et déterminé par le fait que face à la toute-puissance des Etats européens colonialistes, les nationalistes maghrébins ne pouvaient ignorer l’émergence sur le plan international d’un allié potentiel : l’Internationale communiste et l’URSS.
A Paris, au cours de ces années 30, on enregistrera les premières manifestations, ententes collaborations et actions communes entre communistes français et nationalistes maghrébins. Le Front anti-impérialiste était né et allait sceller l’alliance entre organisations nationalistes et communistes en dépit de certaines divergences idéologiques.
Les autorités coloniales s’étaient servies de cette alliance comme alibi pour accuser tous les mouvements nationalistes d’être manipulés et téléguidés par l’Internationale Communiste.
Mais c’était assurément la victoire en France du Front Populaire en juin 1936 qui allait avoir une influence certaine sur les nationalistes tunisiens du fait de l’impact qu’elle risquait d’avoir sur le devenir de la question nationale.
En effet, l’arrivée de la gauche française au pouvoir a été accueillie avec sympathie par les destouriens et suscitaient chez eux beaucoup d’espoir.
Membre du Néo Destour en 1934 et fondé la cellule de Paris avec HédiNouira et Salah Ben Youssef, S. Ben Slimane avait vécu l’expérience du Front Populaire en France comme un véritable examen de son engagement nationaliste et de son adhésion intellectuelle aux idéaux de gauche.
« En 1934, au moment de la création du Néo-Destour…trois étudiants à Paris avaient pris une position nette en faveur du Néo-Destour. C’étaient Salah Ben Youssef, étudiant en droit, moi-même et Hédi Nouira. Nous n’avions pas seulement pris position en faveur du Néo-Destour, nous avions adhéré à ce Parti, nous défendions les positions prises par les camarades de Tunis et nous étions, dans une certaine mesure, les propagandistes de ce nouveau parti. Nous recevions el-Amel que nous diffusions ». (Extrait de « Souvenirs politiques » du Dr Slimane Ben Slimane) |
Les promesses non – tenues par le Front Populaire avaient résolu rapidement le dilemme de S. Ben Slimane d’où son appel à ce que : « les colonisés ouvrent les yeux sur la solidarité à éclipse du Parti Communiste et du Front Populaire ».
BEN SLIMANE L’ETOILISTE ET LE DOUBLE ANCRAGE :
C’est dans ce climat particulier de la capitale française caractérisé par le bouillonnement d’idées de droite et de gauche, que S. Ben Slimane poursuivait ses études de médecine à Paris et d’adhérait à l’Etoîle Nord-Africaine (ENA) et à l’Association des Etudiants Muslumans Nord-Africains (l’AEMNA).
Marqué par cette double affiliation, l’ENA en subissait les vicissitudes historiques tenant aux orientations infléchies tantôt par ceux qui rêvaient d’indépendance tantôt par ceux qui espéraient la victoire du socialisme.
Malgré un profil politique binaire, dont il ne se départait pas, S. Ben Slimane se gardait de s’immiscer dans les luttes de leadership, parfois fratricides, au sein de l’ENA.
Le Docteur Ben Slimane participait toutefois aux « Assises Anti-impérialiste » du 31 mars 1935 au cours desquelles il avait pris la parole pour protester contre la déportation des chefs du Destour à Borj Le Bœuf et invitait tous les nationalistes de l’Afrique du Nord à s’unir pour une action commune afin de recouvrer leur indépendance nationale.
S. Ben Slimane avait entretenu des relations privilégiées au sein de l’ENA avec le leader nationaliste MESSALI Haj dont il admirait l’engagement et la ténacité. Les deux figures de l’ENA éprouvaient le même sentiment de révolte contre les inégalités flagrantes entre les Français et les Nord-Africains.
La sympathie ressentie pour le communisme de S. Ben Slimane comme de Messali Haj venait du fait que les communistes avaient pour mots d’ordre, la lutte contre l’exploitation à la fois capitaliste et colonialiste.
Il n’était donc par étonnant au cours de cette décennie 1920-1930 de voir l’entente et l’alliance entre nationalistes maghrébins et communistes français se consolider.
Le Dr S. Ben Slimane devenait en 1936 le véritable porte-parole de l’ENA dont il présidait les Assemblées générales de Février et Mai 1936. Il se distinguait par son discours anti-collaborianiste avec la France au sein du mouvement nationaliste maghrébin prônant l’indépendance totale et non une autonomie dans le giron de la Métropole.
S. Ben Slimane adhéra de même à l’AEMNA et participa à son 3éme Congrès de décembre 1933. Il a été élu conseiller de la Commission de Réforme des Universités Zitouna de Tunis et Karaouines de Fès.
Au cours de son séjour parisien S. Ben Slimane fut membre fondateur de la « Fédération des Peuples Colonisés », une organisation qui regroupait des Français qui considéraient que l’idéal des peuples colonisés aspirant à l’indépendance et celui des révolutionnaires français de 1789, étaient identiques.
Parallèlement à son action au sein de l’ENA, S. Ben Slimane crée le ‘’Comité de Défense des Libertés en Tunisie’’ dont il était de surcroît le Président.
Ce comité a organisé meetings, campagnes de presse et plaidoyers auprès des personnalités et organisations nord-africaines et françaises pour la libération des dirigeants du Néo-Destour arrêtés lors de la première vague de répression du 3 septembre 1934[7].
« Dans les réunions de quartier organisées par les communistes et notre Comité de Défense des Libertés en Tunisie (CDLT), un grand nombre de travailleurs algériens assistaient…ces rencontres dans les réunions nous rapprochèrent des militants de l’Etoile. Son journal El-Ouma faisait paraître des articles sur la situation en Tunisie. ». (Extrait de « Souvenirs politiques » du Dr Slimane Ben Slimane) |
Plus tard, et déjà responsable Néo-Destourien à Paris, S. Ben Slimane participa au mois de février 1936 aux côtés de l’Etoile nord-africaine et du Comité de défense des intérêts marocains à la présentation au Front Populaire d’un plan d’action de revendications immédiates pour l’Afrique du Nord.
Le Plan demandait pour l’essentiel la fin des régimes d’exception, les libertés fondamentales, l’égalité entre Français et Nord-africains, le bénéfice des lois sociales françaises et des réformes économiques et une Assemblée Représentative élue au suffrage universel. Le ton général du plan restait celui de la modération et de l’espérance. On faisait confiance au Front populaire.
Ce plan était également important car il avait représenté pour S. Ben Slimane et les nationalistes maghrébins une sorte de mise à l’épreuve de la gauche française, et un test de la solidarité avec les mouvements nationaux de la liberté quand c’est elle qui est au pouvoir.
Le plan reprenant les revendications des Nord-Africains soulignait le fait «de faire renaître l’espoir dans le cœur des Nord-africains et de faire revenir le calme dans les esprits, un Gouvernement de Front Populaire devrait s’attacher à renoncer à la politique de la race privilégiée».
LA QUESTION DEMOCRATIQUE ET LE NOUVEAU COMPAGNONNAGE AVEC LES COMMUNISTES.
Les études de Médecine terminées, le Docteur S. Ben Slimane rentrait en Tunisie (1936) et participait au Congrès du Destour de la rue du Tribunal de 1937 au cours duquel il est élu membre du Bureau Politique.
Le 4 avril 1938, il est arrêté par la police française à Souk el Arba en compagnie de Youssef ROUISSI lors d’une tournée d’agitation dans la région du Nord-Ouest en vue d’appeler la population à la désobéissance civile. Les événements sanglants du 9 avril 1938 se sont soldés par l’arrestation de toute la Direction du Néo-Destour et sa condamnation lors du procès instruit par le fameux Colonel de Guérin de Cayla.
L’incarcération de S. Ben Slimane, en compagnie de tous les dirigeants Néo-Destouriens, à Téboursouk puis au Fort saint Nicolas de Marseille avait duré de 1938 à 1943.
Tout le groupe des prisonniers nationalistes tunisiens était libéré par le chef de la Gestapo de Lyon, le célèbre Klaus BARBIE, qui espérait par ce geste bénéficiait d’un éventuel appui des nationalistes tunisiens à l’Allemagne nazie. Espoir déçu malgré un séjour d’hôtes de marque à Rome.
« En prison… Bourguiba se faisait apporter des livres prêtés par la bibliothèque. Parmi ces livres, il reçut trois tomes d’une histoire des croisades, écrite par R. Grousset. Un jour, il nous demanda à Salah et à moi d’écouter la lecture d’un épisode de cette guerre interminable entre l’islam et le Chrétienté. Nous étions installés dans notre cellule, Bourguiba au milieu, Salah à sa gauche et moi à sa droite. Il commença la lecture sur la mise à sac de Bagdad et la chute de la dynastie abbasside sous les coups de l’invasion des hordes tartares… Bourguiba lisait avec tant de talent qu’à un moment donné, lui et moi avions fondu en larmes, regardés par Salah Ben Youssef impassible… » (Extrait de « Souvenirs politiques » du Dr Slimane Ben Slimane) |
A partir de 1949 surgissaient de profondes divergences entre le Docteur S. Ben Slimane et Habib Bourguiba, soutenu par une bonne partie des dirigeants Néo-Destouriens, au sujet des « alliances stratégiques » du Parti. On était en pleine guerre froide, H. Bourguiba défendait l’idée qu’il fallait se ranger du côté du bloc occidental, alors que le Docteur S. Ben Slimane prônait un certain neutralisme alors que sa culture et ses amitiés politiques, entre autres les communistes et progressistes tunisiens, l’inclinaient plutôt du côté du bloc communiste.
« Le document préparé par Bourguiba avait donné lieu à des discussions animées de la part des autres membres du Bureau Politique élargi : Salah Ben Youssef, Mongi Slim, Hédi Nouira, Ali Belhanouane et moi-même. La plupart des amis trouvaient qu’il était trop favorable aux Alliés après la période l’occupation allemande et qu’il risquait de porter à faux. Il fallait aussi garder un ton digne qui ne faisait pas trop contraste avec l’attitude du peuple tunisien pendant l’occupation nazie et le régime de Moncef Bey. En plus, il pouvait être interprété comme une attitude dictée par la peur des représailles de la part des Français et des Alliés. » (Extrait de « Souvenirs politiques » du Dr Slimane Ben Slimane) |
Et c’est à la suite de sa participation à une réunion du Mouvement de la Paix, Organisation Internationale proche du bloc socialiste, qu’il allait être exclu du Bureau Politique et du Néo-Destour et ce en mars 1950.
Au lendemain de l’indépendance, et malgré les tentatives de H. Bourguiba en 1959 de lui conférer des responsabilités au sein de la nouvelle administration et de l’Assemblée Nationale, Il s’y refusa n’adhérant plus à aucun parti et choisit de faire un itinéraire au sein de l’Opposition Tunisienne en tant que personnalité politique indépendante et « compagnon de route » des communistes tunisiens. Il présidait ainsi une liste indépendante formée de progressistes et de communistes à l’occasion des premières élections législatives de 1959.
En outre, il devenait le premier Président du « Comité Tunisien pour la Liberté et la Paix » et lança en décembre 1960 avec Abdelhamid BEN MUSTAPHA du Parti Communiste Tunisien et d’autres intellectuels de gauche le mensuel » La Tribune du Progrès ». Deux années après sa parution, le journal était suspendu et le Docteur S. Ben Slimane qui publia un article sur « le Palais de Carthage et le pouvoir personnel » allait comparaître en justice pour « appel à la sédition ».
En 1967, il s’engageait du côté du Mouvement de libération Vietnamien et tentait de mobiliser l’opinion tunisienne contre l’intervention américaine en présidant le « Comité de Solidarité avec le peuple vietnamien ». La sanction ne tarda pas puisqu’il était renvoyé du poste de médecin qu’il occupait à l’hôpital Habib Thameur.
L’exclusion en mars 1950 de S. Ben Slimane du Néo-Destour, allait le libérer de ses attaches partisanes mais sans entamer son désir et sa volonté de continuer à lutter pour les idéaux qui avaient été les siens depuis sa jeunesse.
Son nouveau statut politique de personnalité indépendante facilitait une proximité plus prononcée avec les communistes tunisiens, les intellectuels et les artistes progressistes ainsi qu’avec « l’Union des Femmes de Tunisie ».
L’indépendance de la Tunisie en mars 1956, inaugurait un rapport de nature différente de celui de la période coloniale avec les communistes et les progressistes.
La question de la libération nationale ne constituant plus l’enjeu et le pilier central de l’engagement de S. Ben Slimane, son centre d’intérêt et son militantisme : allaient s’exprimer dans une opposition aux dérives autoritaires de plus en plus criantes du régime politique, au culte de la personnalité de H. Bourguiba et à l’alignement de la Tunisie sur les Etats-Unis.
BEN SLIMANE, BOURGUIBA ET SON DOUBLE
Les expériences vécues à Zaghouan, à Sadiki puis à Paris ont construit le noyau dur de l’identité personnelle de S. Ben Slimane autour de trois piliers : l’éthique, la liberté et l’insoumission.
C’est à partir de ces principes, de cette ligne de conduite inamovible que S. Ben Slimane avait construit et son itinéraire de militant.
Une place particulière était occupée par les rapports complexes, ambigus et difficiles qu’avait entretenus S. Ben Slimane avec H. Bourguiba. Ils avaient marqué incontestablement son itinéraire politique et peut être sa vie tout court.
L’exclusion de S. Ben Slimane du Néo-Destour n’avait pas mis un terme aux relations entre les deux hommes. A plusieurs reprises, H. Bourguiba demandait à voir ou recevoir S. Ben Slimane qui répondait favorablement et rencontrait son « ami » des années de braise.
Ces rencontres étaient marqués par des moments forts d’amitié et d’affection sincères mais également d’échanges tendus quand survenaient les questions délicates de démocratie et des libertés en Tunisie.
La personnalité de S. Ben Slimane droite, rigoureuse et intransigeante sur les questions de principe l’avait toujours poussé à refuser le caractère dominateur et autoritaire de H. Bourguiba. Il ne s’agissait pas d’une rivalité de leadership qui était très éloignée des aspirations et désirs de S. Ben Slimane. Il s’agissait plutôt de ne pas céder au regard de ces idéaux et principes même s’il s’agissait de H. Bourguiba, le Président de la République et le « Combattant Suprême ».
La dernière rencontre entre S. Ben Slimane et Bourguiba donne la mesure des rapports complexes et ambigus entre les deux hommes : « La Marsa, 13 août 1973. On m’informe que le Président H. Bourguiba me rendrait visite… et qu’il avait l’intention de me décorer… Le lendemain à 11 h30, je sortis de la maison pour l’attendre… nous nous enlaçâmes. Il a eu les larmes aux yeux et me dit «Vous êtes mon frère de combat et de souffrance… Votre exclusion n’était pas par manque de courage mais pour divergence… » Je ne tardai pas à pleurer à mon tour et à lui répondre : «Oui, je suis votre frère de combat et de souffrance…» Après m’avoir décoré et tout en pleurant j’ai crié :
– «Donnez-nous la liberté, Donnez-nous la liberté !»
– «Mais je vous ai donné la liberté».
– «Donnez-nous encore plus ! Donnez-nous un peu plus »
Ces retrouvailles entre les deux leaders destouriens et les quelques phrases échangées étaient émouvantes et pleines de nostalgie et de souvenirs des épreuves éprouvantes vécues ensemble durant la lutte nationale. Elles témoignent également des destins parallèles, de chemins séparés, dans la réalisation d’un rêve, pour l’un, la « construction d’un Etat » pour l’autre le parachèvement « d’un idéal de liberté et de démocratie pour la Tunisie »stins parallèles, de chemins séparés, dans la réalisation d’.
[1]HAMZA Raouf , « Les mémoires du Docteur Slimane Ben Slimane », journal du Maghreb, n°149 – Vendredi 14 et 28 Avril 1989.
[2] Dr Slimane Ben Slimane, « souvenirs politiques », édition Nirvana 2018
[3]L’éviction de H. Bourguiba par Z. A. BEN ALI le 7 novembre 1987, créa un contexte politique nouveau propice à la critique du ‘’combattant suprême’’. « DIALOGUE », l’hebdomadaire du Parti Socialiste Destourien consacre 3 numéros aux Figures illustres du mouvement national. L’hebdomadaire souligne dans son N°695 du 01/02/1988 : « le souvenir du Docteur Slimane. Ben Slimane, une figure éminente du Néo-Destour … appelle des précisions et soulève un débat relatif à des choix et orientations que celui- ci a proposés au début des années 1950, entraînant, à l’époque, son exclusion du Parti Néo-Destourien, et à une activité politique dans le cadre de « la Tribune du Progrès » dans la mouvance du Parti Communiste Tunisien qui devrait conduire, elle aussi, à l’interdiction de ce parti .
[4] Quelques mois avant son décès, mon père, le Dr Slimane Ben Slimane m’appelé pour me demander de lui promettre que je ne publierai les carnets qui si Bourguiba n’est plus de ce monde. Il m’indique par la même occasion la cachette des carnets.
[5]HAMZA Raouf , « Les mémoires du Docteur Slimane Ben Slimane », journal du Maghreb, n°149 – Vendredi 14 et 28 Avril 1989.
[6]ADDA Leila, « Slimane Ben Slimane, sa vie, son œuvre (1905-1986) », Institut Supérieur d’Histoire du Mouvement National Tunisien, Tunis (non publié)
[7]Le 4 octobre 1934 : eut lieu à Paris un grand meeting de solidarité avec le Néo-Destour dont les dirigeants venaient d’être arrêtés. La police envahit la salle où se tenait la réunion. Une bagarre s’en suivit. On entendait les cris. « Les Français à la mer… »